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Evaluer sans comparer
Et si changer l'école, c'était aussi -et surtout- changer les pratiques d'évaluation et la logique implicite de sélection qui les sous-tend ?

Comme une seconde nature

Chaque jour, des milliers d'enseignants traduisent par des chiffres leur appréciation de la qualité d'un travail scolaire, de la valeur des réponses à une interrogation ... voire de l'adéquation d'un comportement d'élève. Evaluer en "mettant des points", c'est une routine quasi quotidienne du métier d'enseignant. D'ailleurs, y a-t-il un geste plus emblématique de l'école que celui d'attribuer une note chiffrée à des élèves ?

Cette pratique d'évaluation est tellement enracinée dans les habitudes de ses acteurs qu'elle semble constituer l'un des fondements-mêmes de l'école. Il faut dire que sous ses habits de rigueur mathématique, elle confère à l'évaluation scolaire un sérieux rassurant.

Et pourtant, depuis près d'un siècle, la recherche pédagogique n'a de cesse de questionner cette mauvaise habitude de l'école.

Un édifice bâti sur du sable

Fondée en 1922 par Henri Piéron, la docimologie se définit comme l'étude scientifique des pratiques scolaires d'évaluation.
Dès cette date, les premières recherches entreprises pour tester la validité des méthodes d'évaluation laissaient apparaître de sérieux doutes sur la fiabilité des pratiques habituelles dans ce domaine.
Depuis, les recherches se sont multipliées et diversifiées, mais elles aboutissent toutes aux mêmes constats : les notes sont variables d'un professeur à l'autre, d'un établissement à l'autre et ne sont pas nécessairement représentatives du potentiel d'un élève. En d'autres mots,
la valeur des notes est périmée depuis longtemps.

Alors que l'ensemble du système scolaire repose sur le postulat de la "note juste", la docimologie a révélé depuis longtemps toute une série d'effets qui mettent à mal cette croyance.
Parmi ceux-ci, entre autres :
  • l'influence du niveau scolaire annoncé : un enseignant évaluera positivement un élève qu'on lui a présenté au préalable comme "bon élève" et inversement, sous-évaluera un élève qu'on lui a présenté comme "faible".
  • l'impact de l'origine sociale sur la notation : les enseignants ont tendance à mieux noter les enfants de cadres, ce qui laisse supposer une forme d'adhésion implicite à l'idée d'une hérédité sociale, voire génétique, des compétences
  • l'effet de l'apparence physique : sur des copies identiques, soumises à de multiples corrections, des chercheurs avaient agrafé des photos d’identité jugées plus ou moins attrayantes. Les résultats démontrent que l’attractivité du visage a un effet positif sur la notation de la copie : les évaluateurs semblent établir une relation inconsciente entre la compétence scolaire et l'apparence physique.

Par ailleurs, le sociologue Pierre Merle a mis en lumière la face cachée du processus d'attribution des notes en décrivant les “
arrangements” auxquels de nombreux enseignants recourent, plus ou moins consciemment, afin d'en orienter les résultats pour qu'ils correspondent davantage à ce qui est attendu1.

Davantage qu'un manque de fiabilité : un manque de pertinence

Les biais de la notation chiffrée sont tels que l'objectivité semble impossible à atteindre. Mais, au-delà de sa fiabilité, c'est la pertinence-même de cette forme d'évaluation qui pose question. Car si
l'évaluation peut être définie comme un moyen de suivre et de valider les progrès d'un élève en regard de ce qu'il doit apprendre, la notation chiffrée se révèle un bien piètre outil pour y parvenir.
En effet, la note chiffrée ne permet pas de savoir ce que maitrise -ou ne maitrise pas- celui à qui on l'attribue : elle permet seulement de comparer son degré de réussite à celui des autres élèves qui ont passé la même épreuve, dans les mêmes conditions.

Les points (totaux, moyennes, pourcentages ...) ne sont vraiment utiles et efficaces que s'il s'agit de comparer les élèves entre eux. C'est essentiel quand il est nécessaire de ranger les élèves par ordre de réussite, par exemple pour récompenser les plus performants, comme lors de la participation à un concours, ou pour pénaliser les plus faibles, comme lors d'épreuves de sélection. Mais est-ce bien là ce que l'on attend de l'évaluation à l'école ? Ne devrait-elle pas permettre de situer chaque élève face aux apprentissages qu'il doit développer, en mesurant le chemin déjà réalisé et celui qu'il lui reste à parcourir ? ... Et ce, quel que soit le parcours accompli par les autres ?

De bonnes intentions, mais de mauvais outils

Aujourd'hui, à l'école fondamentale, plus personne n'attribue à l'évaluation le rôle d'écarter les plus faibles ou de récompenser les meilleurs. Tout le monde s'accorde - au moins pour le principe - sur son rôle essentiel dans la régulation et la certification des apprentissages. Les termes d'
évaluation formative , sommative et certificative sont passés dans le vocabulaire courant de l'école. Mais si les mots sont désormais connus, les idées ont-elles pour autant franchi la porte des classes ?

Comment se fait-il que malgré des intentions louables, l'école peine tant à faire de l'évaluation un réel outil au service des apprentissages ?

Et si c'était la manière de recueillir et de traiter les informations issues de l'évaluation qui posait problème ?


Changer les procédures de recueil et de traitement des données de l'évaluation.

Lorsqu'un enseignant évalue des productions ou des réponses de ses élèves, il les compare à un ensemble de critères attendus, plus ou moins explicites. Pour chaque élève, il note la présence ou l'absence de chacun de ces critères.
Le plus souvent, ces observations sont aussitôt traduites en chiffres qui s'additionneront les uns aux autres pour donner, au final, une note globale diluant le tout.
En fusionnant toutes les observations réalisées sur les productions de l'élève qui est évalué,
disparaissent automatiquement tous les indices sur lesquels s'appuyer pour réguler le processus d'apprentissage, qui permettraient de mobiliser les efforts sur ce qui est à améliorer en pointant aussi ce qui va bien. La seule information qui subsiste, c'est le "degré de réussite" de l'élève, qu'on peut alors facilement comparer à celui des autres qui ont été évalués en réalisant les mêmes tâches, dans les mêmes conditions.

Qu'on le veuille ou non, ce mode de traitement des données de l'évaluation aboutit inévitablement à comparer les élèves entre eux. C'est d'ailleurs sa première fonction : dans toute situation de concours, de sélection ou de compétition (la dictée du Balfroid, ... ), il est impossible de départager les participants si l'on conserve la diversité des observations réalisées (par exemple, distinguer les erreurs liées à l'accord sujet/verbe, celles propres aux accords à l'intérieur du groupe nominal, les confusions entre homophones, les erreurs d'usage, ...). Le seul moyen de récompenser les meilleurs, c'est de ranger les participants par ordre de réussite en établissant un indice global reflétant leurs performances (par exemple, le nombre absolu d'erreurs sans tenir compte de leur nature).
Ce faisant, il devient alors impossible d'aider chacun à progresser en pointant ce qu'il qu'il réussit déjà et ce qu'il ne maitrise pas encore... ce qui est légitime dans le cadre d'un concours. Mais l'est-ce encore dans le cadre de l'école ?

Tant que l'école n'abandonnera pas ce type de traitement des données de l'évaluation, il lui sera impossible d'utiliser celles-ci pour aider chaque enfant à progresser dans ce qu'il apprend. L'évaluation au service de l'apprentissage restera un doux rêve de pédagogue. Et les enfants en difficulté à l'école continueront à alimenter la
constante macabre de l'échec.


Changer de paradigme


Changer les procédures d'évaluation à l'école, c'est à la fois simple et compliqué.

C'est
simple parce que ce n'est ni une affaire de moyens supplémentaires, ni de techniques nouvelles. Cela peut s'appuyer sur ce qui fonctionne déjà dans les classes, en transformant les habitudes. Pour s'en convaincre, voici un exemple.

C'est
compliqué parce que, précisément, c'est un changement en profondeur qui s'impose : il touche à l'ensemble des expériences, des croyances et des valeurs qui influencent la façon dont les acteurs de l'école (enseignants, parents, élèves) perçoivent la réalité et réagissent à cette perception.

C'est donc un vrai défi, qui demande de l'énergie, de l'engagement et de la conviction. Mais il vaut la peine d'être entrepris, car il est au bénéfice de tous.



1 : Pierre Merle,
Les notes. Secrets de fabrication, Presses Universitaires de France, 2007